Le Grand Portrait : Franck Annese (So Press)
Imaginez un groupe d’entrepreneurs du digital de la première heure (années 2000) ou de la seconde (années 2010) réunis un soir de Ligue des Champions dans le loft industriel de l’un d’entre eux dont la transformation architecturale a été particulièrement réussie.
L’ANTI START-UP
Ils sont bien évidemment adeptes de la diversité puisque certains supportent le PSG quand d’autres ne vibrent que pour les Olympiques de Marseille ou Lyonnais, voire le Servette de Genève pour ceux qui ont vraiment réussi, dans le sens Séguélien du terme. Ils partent donc du principe qu’il est désormais temps de rendre au digital ce que le digital leur a apporté. C’est une question d’éthique et d’honnêteté intellectuelle, et il ne faudrait pas non plus se retrouver à devoir glandouiller à la maison sous prétexte que le compte en banque est bien fourni, ce serait un coup à devoir aller chercher les enfants à l’école.
Les nouveaux projets sont donc légion et la conclusion est quasi systématique : plutôt que de se lancer à nouveau dans un business probablement compliqué, ce serait quand même nettement plus simple de « coller des petits tickets » dans des boîtes qu’on se contenterait de sélectionner et de piloter de loin en mode « faites-moi confiance, vous avez vu la taille de mes baraques ». Nous pourrions alors revenir sur le concept de « petit ticket » mais comme vous l’avez certainement compris, l’idée est désormais de (re) faire la culbute, tout en restant confortablement assis dans son canapé à profiter de ses enceintes Devialet, et non elles ne sont pas moches, c’est juste que le designer a dû passer un peu trop de temps à regarder Star Wars.
MENEUR DE JEU
Les échanges s’intensifient, et voilà que le plus cultivé d’entre eux, la preuve, il est abonné à So Foot, déclare de manière définitive : « Les gars, j’ai une super idée. Nous allons racheter le groupe So Press ». Ça ricane comme quoi c’est un groupe de presse, que l’écrit c’est mort, que de toute façon ça doit perdre un max de blé, etc.
Les blagues fusent comme quoi les boutiques qui perdent de l’argent c’est quand même leur rayon puisque personne n’a jamais été capable d’afficher le moindre compte de résultats positif, mais si pour faire fortune il fallait gagner de l’argent, ça fait longtemps que cela se saurait. Fabrice, notre ami intellectuel, probablement nommé ainsi pour rendre hommage à l’animateur TV du début des années 80 (peut-être vous demanderez vous un jour pourquoi il y a autant d’enfants qui s’appellent Arthur), persiste et signe. « J’ai eu accès à certaines informations et le groupe So Press ne fait que 6% de son chiffre d’affaires dans le digital. Et on parle tout de même de 20 millions d’euros, le gisement de croissance est donc exponentiel ! ».
Gisement, exponentiel, banco, Fabrice a enfin réussi à capter l’attention de son auditoire. Une heure après, le business plan à trois ans est calé, l’expansion internationale sous contrôle et la galerie marchande achalandée.
Seule la question du choix du marché pour l’introduction en bourse reste encore ouverte. Certains, les ardents défenseurs de la French Tech penchent pour Paris vu qu’ils se sont probablement engagés à rester en France, quand d’autres ne peuvent s’empêcher de rêver du Nasdaq, cette véritable blessure secrète que seul ce cercle peut comprendre. Il est donc finalement décidé de rencontrer rapidement ce Franck Annese, le fondateur de So Press (le mec n’est même pas CEO !), celui qui n’a vraiment rien compris à la transformation digitale. Le cabinet Ratecard mondialement connu pour ses opérations de haut de bilan effectuées aux quatre coins de l’hexagone est alors mandaté.
DAFT PUNK
Le rendez-vous a pu rapidement être pris, il ne doit décidément pas être débordé. Nous nous rendons donc dans les locaux de So Press, Paris 11e. Nous avons choisi un look digitalo-chico-cool qui peut se traduire par chemise, jean, baskets, parce que oui la disruption, ça concerne également le monde de la mode.
Franck Annese nous reçoit, avec sa casquette vissée sur la tête et on peut rapidement en conclure qu’il ne l’enlèvera pas, cela doit être l’équivalent du casque des Daft Punk même si objectivement on le reconnait assez bien. L’entretien se déroulera dans la brasserie du coin rapport au fait qu’il est finalement pas mal occupé, problème récurrent chez les personnes qui ont du mal à s’organiser, et que son bureau, la première table partagée à droite quand vous rentrez dans les locaux, est un peu encombrée. Et si ce Monsieur avait décliné le concept d’open space jusqu’à son propre espace de travail ?
Le management 2.0 appliqué au manager ? Et pourquoi pas des tickets restaurants en guise de stock-options ? Après les politesses et les discussions footballistiques d’usage, nous en venons rapidement au fait.
« Nous représentons un groupe d’investisseurs internationaux (le Fabrice à un cousin qui a failli jouer pour l’équipe d’Espagne en U17) qui pourrait éventuellement envisager potentiellement (ce serait un manque de respect de montrer trop d’enthousiasme si nous devions finalement abandonner le projet) une prise de participation dans votre société. Afin de mieux cerner le projet, nous aurions aimé connaître vos ambitions et objectifs. » Le garçon sourit et nous en convenons que le plus simple serait de lui poser quelques questions.
Parlez-nous du groupe So Press ?
Nous sommes un groupe constitué de différentes sociétés. Notre activité première est la production de magazines dont les plus connus sont So Foot et Society mais ce sont au total une douzaine de titres que nous publions tout au long de l’année. Cette activité représente environ 50% de nos revenus. Le reste est constitué d’activités diverses de production comme celle de films publicitaires, l’édition de livres, etc. Nous avons réalisé en 2018 environ 20 millions d’euros de chiffre d’affaires pour un résultat net de 600 K€.
Comment avez-vous constitué votre équipe ?
Je sais que vous autres investisseurs apportez une attention toute particulière à l’équipe et notamment aux managers car quand il s’agira de pivoter comme vous dites, il faudra être capable de faire des choix parfois difficiles et donc de mettre les sentiments de côté.
Dans notre groupe, ce serait excessif d’affirmer que tout est ainsi aligné puisque les fondateurs étaient des amis et que les salariés sont tous devenus des copains. Je peux d’ailleurs vous donner un exemple très parlant. Nous avons produit notre premier film, Méduse, qui sortira en 2019, c’est mon épouse qui est à la réalisation.
Comment cette équipe fonctionne-t-elle?
Nous travaillons sur le principe de la tournante où chacun doit être capable de prendre, ou tout au moins, de compléter le job d’un collaborateur. Le rédacteur en chef d’un titre est également journaliste pour un autre, etc. C’est aussi une façon pour nous de garantir une continuité de ton au niveau de nos rédactionnels et donc pour le lectorat. Quel que soit le titre du groupe que vous consulterez, vous devez être certain de retrouver notre touche, c’est véritablement notre ADN. Et c’est d’ailleurs aussi pour cela que nous n’utilisons que de très peu de pigistes, car si quelqu’un a le style So Foot par exemple, cela veut dire que nous nous devons de le conserver chez nous.
C’est quoi justement cette histoire de pigistes payés au lance-pierre?
C’est n’importe quoi. Le feuillet est le cancer de la presse écrite. Nous sommes quasiment l’un des seuls groupes médias à proposer des formats longs. Quand nous faisons appel à un journaliste extérieur, nous nous accordons toujours sur un nombre de pages. En fonction du rendu, il peut nous arriver de diminuer le volume final ou même carrément de tout reprendre, mais nous réglerons toujours ce à quoi nous nous sommes engagés. Inversement, si le résultat est plus long mais canon, nous adapterons non seulement la maquette mais aussi notre cachet. Quand la production est de qualité, nous la rémunérons, peu importe le volume. Le feuillet est un concept complètement dépassé, seule l’histoire que l’on raconte importe.
Nous travaillons sur le principe de la tournante où chacun doit être capable de prendre, ou tout au moins, de compléter le job d’un collaborateur. Le rédacteur en chef d’un titre est également journaliste pour un autre, etc. C’est aussi une façon pour nous de garantir une continuité de ton au niveau de nos rédactionnels et donc pour le lectorat. Quel que soit le titre du groupe que vous consulterez, vous devez être certain de retrouver notre touche, c’est véritablement notre ADN. Et c’est d’ailleurs aussi pour cela que nous n’utilisons que de très peu de pigistes, car si quelqu’un a le style So Foot par exemple, cela veut dire que nous nous devons de le conserver chez nous.
Quel est votre business model ?
Il est relativement simple. Nous sommes désormais une centaine de personnes et il s’agit de les nourrir ou autrement dit de les alimenter en projets pour que tout au long de l’année nous puissions continuer à écrire et produire ce que l’on aime. Il m’arrive donc parfois d’accepter des deals qui en tant que tels ne sont pas rentables mais qui occupent pendant un certain laps de temps une partie des équipes. Je pense par exemple à certains spots TV qui ne sont pas rentables indépendamment mais qui nous permettront ensuite de créer des ponts vers d’autres projets comme des films par exemple.
Comment contrôlez-vous vos coûts ?
Pour commencer, je n’ai jamais en main la moindre carte bleue de la société même si plusieurs sont à mon nom et circulent à gauche et à droite. C’est déjà une première garantie. Ensuite, à partir du moment où nous valorisons le quoi, la matière, nous donnons systématiquement notre maximum pour que le projet en question existe. Un seul exemple, le film Méduse. Pour un long métrage de ce style, le budget devrait être d’environ 1,2M€. Il nous a coûté 400K€ et pas simplement parce que j’étais assistant réalisateur.
Comment procédez-vous lors de vos lancements ?
All-in ! Tapis ! Ce n’est pas systématiquement le cas bien évidemment, mais au moment du lancement de Society en mars 2015, nous avons décidé de tout miser. Le jeu en valait la chandelle, nous tentions un gros coup et puis au pire si ça ratait, nous pouvions tous retrouver un travail ou rebondir autrement. Donc finalement ce n’était pas si risqué que ça quand on y pense. Quant à So Foot, plutôt que de proposer un énième numéro sur Zidane ou Ronaldo, nous avons consacré notre première Une aux commentateurs sportifs. Quelques jours à peine après la sortie, ceux qui sont les voix des médias TV ou radio parlaient de So Foot. Le buzz était lancé. Nous avions aussi réussi à convaincre les kiosques de nous assurer une couverture quasi gratuite en leur expliquant que des petits éditeurs comme nous, alors absents de ces supports de communication, pourraient parfaitement être intéressés par ce type de dispositif.
Que se passe-t-il quand un titre ne fonctionne pas aussi bien que prévu ?
Comme nous ne prévoyons pas grand-chose, c’est une notion qui est déjà difficile à définir. Par contre, nous sommes partisans des ajustements pragmatiques.
Par exemple, nous avons changé le nom So Foot Junior en So Foot Club et les ventes du titre ont augmenté de 80%. Dans le même esprit, nous nous sommes posé la question du taux de réabonnement qui était en baisse pour un titre comme Society. Nous avons interrogé nos lecteurs qui nous ont simplement indiqué qu’il y avait trop de contenus et qu’ils n’avaient pour certains pas le temps de tout lire. Nous avons donc réduit la pagination.
Comment pensez-vous valoriser la société ?
C’est une question compliquée parce que nous avons dû nous battre lors du dernier investissement, à l’occasion du lancement de Society, pour faire baisser la valorisation. Nous voulions en effet être certains que nos investisseurs comme Vikash Dhorasoo, Edouard Cissé ou encore Robin Leproux en aient pour leur argent. Comme nous leur demandions d’investir 100K€ chacun, nous sommes partis du principe que de récupérer 2% du capital était un chiffre suffisant. Et c’est donc comme ça que nous avons estimé la valorisation de la société à 3,5M€. Ceci étant, nous les avons aussi prévenus qu’ils ne reverraient probablement jamais leur argent.
Quel retour sur investissement pouvez-vous proposer à d’éventuels investisseurs ?
Aucun et c’est tout le charme de notre groupe.
Nous ne versons aucun dividende et les deux premiers actionnaires, qui avaient investi il y a plus de 15 ans la somme rondelette de 150€ et qui possèdent encore chacun 20% du groupe, n’ont toujours pas touché le moindre centime.
Quelles sont les perspectives de sorties ?
Nous sommes schématiquement dans le même registre. Je ne vous dirai pas qu’elles sont nulles car on ne sait jamais, mais je ne vous conseille tout de même pas de trop compter dessus pour votre retraite. Vous savez, nous avons déjà été approchés par de potentiels acquéreurs qui nous ont alors proposé plusieurs dizaines de millions d’euros et un salaire de plus de 400K€ annuel me concernant. Nous avons refusé car nous n’y avons vu aucun intérêt. Je gagne actuellement 104K€ par an et cela me suffit amplement.
NOTRE PEUPLE VAINCRA
Le rendez-vous touchait alors à sa fin. Nous remercions notre interlocuteur et nous lui promettons bien évidemment que nous reviendrons rapidement vers lui vu qu’il est plutôt délicat d’expliquer à quelqu’un que nous reprendrons contact quand nous n’aurons que cela à faire. Nous avons alors rédigé un rapport confidentiel à destination de nos mandataires, accompagné bien évidemment d’une facture, d’un RIB et d’une lettre d’introduction dont voici en exclusivité le contenu.
Messieurs,
L’heure est grave.
L’anti start-up existe et vous allez devoir faire votre maximum pour veiller à ce que ce modèle disrupto-participato-équitable ne se diffuse sous peine de mettre en danger votre modèle vertueux.
Vous faites en effet face à un chef d’entreprise, ou plutôt un chef de bande, dont l’objectif n’est pas de faire croire qu’il veut changer le monde, mais de développer une sorte de communauté dont les intérêts seraient liés au-delà d’un contrat de travail ou même d’un pacte d’actionnaires.
Les associés sont malheureusement et incroyablement à mettre dans le même sac puisque leurs investissements n’ont strictement aucun but financier. Nous pourrions ainsi quasiment parler de donations, mais n’imaginez pas pour autant qu’ils bénéficient de la moindre niche fiscale, bien au contraire.
Néanmoins, vous pouvez conserver un certain optimisme car le dirigeant que nous avons rencontré n’aspire semble-t-il pas à une quelconque fonction extérieure à son groupe. Il ne souhaite surtout pas donner de leçons et se transformer en un gourou qui diffuserait ses bonnes recettes de type morning routine sur les réseaux sociaux. Il devrait donc être possible de canaliser ces esprits révolutionnaires dans un périmètre bien délimité.
Nous conseillons cependant à ceux qui souhaiteraient investir dans ce groupe afin de mieux le contrôler de l’intérieur et donc véritablement limiter les dommages collatéraux, de partir du principe qu’ils n’auront absolument aucun contrôle ou visibilité sur quoi que soit, équipe, produits, reporting, etc. Ils n’oublieront pas non plus de négocier la fameuse assurance hommeclé parce qu’une bande sans son chef, c’est comme une boule de flipper, qui roule, sans rencontrer le moindre bumper, elle sera perdue irrémédiablement.
Vous aurez par contre certainement l’avantage de participer à quelques réunions particulièrement animées et si vous avez de plus quelques compétences de type macramé, bricolage ou escalade, vous serez certainement sollicités en tant que figurant sur un tournage.
N’hésitez pas à revenir si vous aviez la moindre question supplémentaire, nous ne manquerons pas de vous facturer les réponses suivantes.
Cordialement
Ratecard